• “Nous avons dépoétisé nos sociétés”, Pierre Rabhi, en Ardèche

    Pierre Rabhi à Montchamp, en Ardèche, en décembre 2014.

    Loin des villes et de leur culture hors-sol, il a trouvé son coin de paradis. A 76 ans, le paysan et essayiste Pierre Rabhi s’émerveille toujours devant la splendeur de la nature.

     

    Sa première rencontre avec la beauté, Pierre Rabhi l'a faite aux portes du désert, dans la petite oasis du Grand Sud algérien où il est né en 1938, dans « une nature qu'on pourrait croire désolée, dominée par le minéral, mais qui offre un silence unique et vous rapproche de l'absolu ». Quelques années plus tard, le fils de forgeron devenu pionnier de l'agroécologie et paysan poète a retrouvé ce silence perdu en Ardèche.


     

    C'est là, dans son discret paradis de Montchamp, qu'il s'est installé avec sa femme, Michèle, précisément pour la beauté d'une ferme perdue dans la nature sauvage. Et parce que, aime-t-il à répéter, on ne devrait jamais brader « son droit à la beauté ».

    Le choix de Montchamp

     

    « Je trouve très fort de vivre sans beauté. J'ai pour ma part toujours refusé de brader mon droit à la beauté. Il y a plus de cinquante ans, ma femme et moi avons choisi notre lieu de vie, Montchamp, précisément pour son harmonie. Perdue au sommet d'une montagne de l'Ardèche, cette ferme nous comblait de silence, d'air pur, de mystère aussi, en dépit des obstacles “objectifs” : il n'y avait ni électricité ni eau courante, un chemin à peine praticable par temps de pluie, un sol sec et rocailleux...

     

    Quand j'ai présenté mon dossier aux agents du Crédit Agricole pour obtenir un prêt, ils ont été interloqués. Selon leurs critères, il fallait de la bonne terre, de l'eau, un lieu facile d'accès. La beauté, ils s'en fichaient complètement. Il fallait souscrire à tout prix à des critères de rentabilité.

     

    Peu de gens ont compris notre choix. En nous y installant, nous étions pauvres comme Job, mais, heureusement pour nous, nous avions une petite forêt. Un jour, je rencontre un type dans un bistrot du coin et nous décidons de nous aider mutuellement à couper du bois.

     

    “Beauté et mystère constituent la racine, la source de notre existence.”

     

    C'est ainsi que nous nous retrouvons, après des heures de travail harassant, devant un magnifique coucher de soleil, flamboyant, et un arbre dénudé qui se découpe sur l'horizon. En extase devant ce panorama extraordinaire, je me tourne vers mon compagnon, pour lui faire partager mon enthousiasme. Et lui me répond : “Ah oui, il y a au moins dix stères !”

     

    Je ne dis pas qu'il faut absolument chercher des lieux sans électricité pour s'y installer. C'est l'histoire d'une quête personnelle. A Montchamp, Michèle et moi avons trouvé beauté et mystère. Ces deux éléments sont liés pour moi. Ils constituent la racine, la source de notre existence. »

    La vie en boîte

     

    « La civilisation moderne est assoiffée de beauté mais y a très peu accès. A force de construire des objets, des maisons, des immeubles sans âme, nous avons dépoétisé nos sociétés. Nous avons aussi perdu l'accessibilité à ce faste de la nature, des arbres, des animaux qui nous a pourtant été gracieusement offert. Certains font l'éloge de la beauté de la ville. Mais moi qui suis né dans le désert, ce vaste gouffre horizontal où j'avais l'impression que les caravanes s'abîmaient, j'y ai vécu de tels moments d'exaltation et de liberté que je suis devenu inapte au confinement urbain.

     

    Les cités modernes, ces amas de matière minérale, nous condamnent à vivre “hors-sol”, avec quelques arbres qui s'ennuient ici ou là, et des habitants qui, consciemment ou pas, éprouvent une forme de frustration vis-à-vis de la nature. On compense comme on peut, on adopte des chats ou des chiens, on cherche ailleurs des compléments d'âme. Et on se “divertit” pour mieux oublier que nous sommes incarcérés.

     

    “Les cités de mégapoles ressemblent plus à des casiers de rangement qu’à des habitats.”

     

    Les mégapoles que nous avons créées atteignent un niveau de concentration humaine alarmant, avec des cités qui ressemblent plus à des casiers de rangement qu'à des habitats. On y stocke le matériel humain, qui est ainsi à disposition pour aller travailler. Il n'y a qu'à observer l'itinéraire d'un individu dans la modernité urbaine : de la maternelle au lycée, qu'on appelle le “bahut”, de logements souvent exigus aux “boîtes” dans lesquelles on travaille, sans oublier les “boîtes” où l'on s'amuse et où l'on va en “caisse”... On ne s'est pas préoccupé d'organiser la ville pour que la condition humaine y soit digne. Et on a oublié qu'une cité devrait aussi nous nourrir en beauté. »

    Les technocrates de l’écologie

     

    « Le discours écologique actuel est très factuel, “pratico-pratique”, scientifique, comme si on n'osait pas parler de cette beauté dont nous avons pourtant besoin pour nous épanouir. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles l'écologie politique ne rallie pas tant que ça. Si on n'est pas sensible à la terre, aux végétaux, on devient un technicien de l'écologie, on emploie un langage neutre et rassurant, fait d'“environnement” et de “développement durable”. Mais il faut pouvoir parler de cette beauté spécifique de la nature qui nous enchante, nous fait vibrer. Nous avons besoin de nous nourrir de sa splendeur, de son mystère, et pas seulement de ses aspects matériels, pratiques, biologiques. »


    Ode aux bricoleurs

     

    « L'obsession pour le pratique, l'efficace, le rentable a tout envahi. Face aux “zadistes” de Sivens ou de Notre-Dame-des-Landes, qui luttent contre la destruction des biotopes mais aussi contre l'enlaidissement du monde, les autorités répondent : “vous n'êtes pas rationnels, construire un barrage, un aéroport, c'est pratique”. Comme si la beauté n'entrait pas en ligne de compte. Tout ne doit pas être bradé pour l'accroissement du produit national brut. Pourquoi veut-on absolument bétonner les alentours de Nantes avec un aéroport plutôt que de préserver un patrimoine naturel vivant qui est notre bien commun ?

     

    Heureusement, je vois de plus en plus de signes d'espoir dans le bouillonnement actuel de la société civile, de tous ceux qu'on nomme les “bricoleurs” de la périphérie. C'est un laboratoire où s'expérimentent toutes sortes de “possibles” pour demain et qui disent : je veux éduquer autrement, construire ma maison autrement, utiliser l'énergie autrement, me nourrir autrement... C'est un territoire fertile en innovations qui cherchent à retrouver de la cohérence, à recréer un autre rapport esthétique, éthique au monde ».

    « Reconnaître les plantes dangereuses ... ❀ Santuario Gaia ❀ »

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