Habiter signifie pour un organisme vivant, animal ou humain, occuper un lieu. L’habitant humain peut être lui-même habité, soit au sens figuré par des idées ou abstractions, soit concrètement par des germes, des parasites par exemple.

Tout le phénomène de la vie semble reposer sur ce principe de l’habitant habité. Tout être vivant, humain ou animal, commence par habiter le sein de sa mère d’où il est expulsé selon une échéance rigoureuse. Suite à cette expulsion, nous sommes livrés au monde mais dans des conditions variables :

un biotope, une société avec ses caractéristiques culturelles, son mode d’existence, ses us et coutumes. Les êtres humains sont accueillis de diverses façons mais toujours dans un contexte prédéterminé auquel nous commençons par nous adapter.

Le primitif habite d’abord un territoire dont les ressources sauvages sont nécessaires à sa survie et sur lequel il installe un habitat rudimentaire. Une sorte d’abri totalement recyclable.

A l’extrême, dans le monde glacial, l’esquimau construit son igloo avec de l’eau pétrifiée qui redeviendra liquide. Dans le monde torride, le bédouin itinérant se contente d’une toile ou d’une peau qu’il édifie sur des lieux toujours provisoires.

Entre deux, la diversité des habitats est prodigieuse, comme inspirée par la biodiversité naturelle, un champ de créativité infini qui exalte l’habileté et l’imagination extraordinaire de l’être humain.

  

L’habitat semble souvent issu du terroir qui le porte ; nature, culture et génie humain sont comme en fusion. L’abri humain est de toute forme avec, semble t’il initialement, une prédominance de la rondeur comme une réminiscence du sein maternel mais aussi le rassemblement familial autour du feu, les lieux collectifs favorables à la concertation comme pratique inspirée par le « vivre ensemble », un corps social veillant sur la cohésion et la cohérence nécessaire à la survie du groupe.

Espace privé et espace collectif sont néanmoins intimement liés. Et là aussi l’habitat inclus tous ces centres concentriques jusqu’aux limites du territoire vivrier. Chaque individu habite une tribu, un clan, cela constitue son abri physique et psychique auquel il doit la sécurité.

  

Avec la naissance des civilisations, l’habitat outrepasse la précarité pour devenir permanent. Il devient structure minérale solidement ancrée au sol et édifiée selon les règles d’une architecture élaborée, destinée à durer.

  

L’habitat est circonscrit. La demeure devient lieu de permanence, de fixation, d’habitude, une enclave dans l’espace naturel qui est profondément modifié par les prélèvements des matières vivantes comme le bois et la matière minérale, la pierre, la terre…etc.

  

Et ceci parfois jusqu’aux excès qui font que les vestiges de certaines civilisations sont enfouis sous les déserts qu’ils ont provoqués. Durant des siècles, l’habitat s’inscrivait dans une civilisation essentiellement agraire. Le sentiment d’habiter incluait l’espace naturel transformé par l’agriculture et le pastoralisme en particulier, en même temps que le sauvage.

La structure sociale se fonde sur la relation quasi-organique avec une interdépendance des individus. Cette structure s’incarne dans l’architecture et donne parfois des hameaux, des villages et des bourgs d’une grande harmonie sous la vigilance du clocher séculaire.

L’ère de la modernité technico-scientifique a comme chacun sait provoquer un bouleversement sans précédent.

  

L’option industrielle du monde occidental a modifié en profondeur un ordre millénaire fondé essentiellement sur les forces de la nature. L’exhumation massive de matière minérale et combustible allait instaurer la civilisation de la combustion. La nécessité de main d’œuvre provoquera d’importantes migrations d’abord internes au pays puis externes vers les divers pôles industriels.

  

Les cités s’agrandissent et constituent de plus en plus un habitat collectif appelé « agglomération ». Terme significatif de la convergence d’individus provenant de divers horizons et dons étrangers les uns aux autres, cimentés côte à côté artificiellement par un travail et un salaire.

  

L’agglomération devient une sorte d’enclave « hors-sol » dans un espace naturel. L’ancien rapport ville-campagne est modifié au profit des villes, ce qui graduellement dévitalise l’espace rural jusqu’à la désertification actuelle. L’habitat est rationalisé pour contenir une population pléthorique.

  

Il devient de plus en plus exigu comme pour remiser le maximum de travailleurs dans le minimum d’espace. Les corons des cités minières exposent à l’infini et sur un plan horizontal des habitats stéréotypés.

  

A cet habitat succèdera l’empilement d’appartements à la verticale et tout aussi stéréotypés. Les casiers rationnels prolifèrent pour valoriser le plus possible la surface au sol.

  

Habiter devient « loger » et chaque famille confinée dans sa « boîte » constitue une collectivité qui doit construire une vie sociale. Les pavillons de banlieue avec un jardinet, les villas des zones résidentielles expriment la hiérarchie sociale, les « laissés-pour-compte » étant relégués dans les bidonvilles…etc.

  

Les matériaux dits nobles, bois, pierre…etc. cèdent la place aux matériaux modernes, ciment, béton, métal et tous les dérivés du pétrole. L’habitat devient insalubre, l’amiante n’étant qu’un des matériaux dont les nuisances sont incontestables.

Avec la prospérité des Trente Glorieuses, l’accès à l’habitat était relativement assuré. Le déclin économique d’aujourd’hui s’accompagne d’une précarité de plus en plus inquiétante.

  

Avoir un abri devient une des grandes problématiques de notre temps. La location d’un lieu est subordonnée aux capacités de payer un loyer grâce au revenu ou salaire.

  

L’acquisition d’un abri devient prohibitive. Tous les animaux ont un abri, les humains modernes en ont de moins en moins… Et nous voyons sous nos yeux augmenter l’exil de citoyens dans leur propre nation.

  

Ce phénomène s’exacerbe avec les S.D.F. Habiter devient pour certains une gageure et l’exil se prolonge par une désocialisation qui rend les individus étrangers les uns aux autres. Même la cohésion familiale devient impossible. On est présent sur un territoire ou cité sans y être enraciné. Pour certains, les moyens modernes de communication contribuent plus à la connexion des solitudes qu’à la reconstruction du lien social.

  

La difficulté d’habiter relance une formidable créativité en matière d’habitat à faible coût incluant les critères écologiques. Face à un état irresponsable qui privilégie parfois plus des bâtiments de prestige dispendieux et vaniteux plutôt que d’abriter ses citoyens, la société civile devient un laboratoire d’expérimentation.

  

Les exigences écologiques de notre temps et les défaillances sociales inspirent la créativité. Et l’on voit de plus en plus apparaître des sortes de prototypes associant les matériaux traditionnels et les innovations techniques modernes, énergies renouvelables…etc.

  

Dans ces conditions, habiter englobe physiquement et mentalement un tout non fragmenté, une totalité cohérente. Et lorsque la voûte céleste est pure, sa contemplation donne à l’esprit l’ampleur de notre monde réel. Savoir que l’humain contemple le même cosmos depuis son avènement nous donne la mesure de notre précarité et de notre grandeur.

  

Enfin, l’humanité saura t’elle cohabiter dans la paix sur notre merveilleuse planète ? Saura t’elle abolir ces cloisons artificielles que représentent les frontières pour faire du village planétaire une réalité ? Les moyens de transport et de communication mettent en quelques heures tous les continents à la portée de chacun.

  

Mais le voyage sera t’il encore de la simple consommation de dépaysement et de loisirs ou est-il une opportunité pour convivialiser notre présence au monde ? Cela se fera t’il avec cette assymétrie où la migration du Nord vers le Sud concerne les nantis et celle du Sud vers le Nord, la précarité et la survie ? Sans équité, habiter le monde sera toujours inconfortable.

  

Et pour bien habiter le monde, n’est-il pas nécessaire de bien habiter et de prendre soin de ce corps magnifique qui héberge notre conscience ? Car peut-il y avoir harmonie dans le monde sans l’harmonie de chacun de nous ?

 

Source

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